• Au Midi-Minuit

    Le lycée Charlemagne était un haut lieu, où soufflait l'esprit d'une manière permanente et continue ! On traduisait César, Tacite, Virgile, Ovide, Suétone ou Cicéron. Aidé par le "Gaffiot", notre fidèle et lourd dictionnaire latin/français, nous naviguions à vue entre les écueils redoutables des solécismes si traîtres et les pièges des barbarismes odieux, inévitablement sanctionnés par un professeur toujours impitoyable. Pour autant, la profondeur de notre réflexion n'empêchait pas les moments de saine détente. La plupart du temps, c'est dans la cour du lycée que nous la trouvions, par la discussion passionnée, par l'humour débridé... La cour du lycée était notre forum permanent. Parfois cependant, une disponibilité plus grande nous permettait d'aller respirer hors des grilles, en trompant la vigilance du concierge, qui veillait, cerbère féroce en blouse grise et godillots cloutés, à la porte du lycée, contrôlant la moindre tentative de sortie... Dans ces moments de liberté volée, deux fois plus doux que s'ils avaient été octroyés, nous flânions chez les bouquinistes, le long des quais de la Seine, entre le pont Marie et Notre-Dame, et nous allions musarder dans le square du Vert-Galant... Parfois aussi nous restions plus près, rôdant autour du lycée de filles Sophie-Germain, à la recherche de copines incertaines ! Un regard clair, une envolée de jupe ou l'éclat d'un sourire, suffisaient à nous enfiévrer. Quand le temps était froid ou pluvieux, on se rabattait vers les bistrots, pour des tournois acharnés de flipper !  Mais nous avions aussi une autre destination pour nos balades : le cinéma. Pas le cinéma d'art et d'essai où l'on s'étourdit d'un verbiage culturel. Non ; notre cinéma favori, c'était le "Midi-Minuit", quelque part sur les Grands-Boulevards. Une petite salle au milieu de tant d'autres dans ce quartier. Pourtant je serais incapable aujourd'hui de citer un seul des films que nous y avons vus ; en fait, nous achetions notre billet les yeux fermés, sans même avoir regardé le nom du film qui tenait l'affiche ! Confiance aveugle dans le 7ème Art ?..... Pas vraiment... ! On s'installait au beau milieu de la salle, dans des fauteuils de velours rouge. La séance débutait par les actualités, en noir et blanc, suivies par un entracte : c'est le moment que nous attendions ! Car on venait ici uniquement pour l'entracte !....... Dès la fin de la première partie, le rideau rouge se fermait lentement : puis il s'ouvrait à nouveau, lentement encore... Les projecteurs s'éteignaient alors presque tous, et il n'en restait que quelques uns pour éclairer, au centre de la scène, une fille qui se mettait bientôt à danser ; mais qui, surtout, se deshabillait devant nos yeux éberlués et, plus encore, éblouis tant ils étaient novices ! Le striptease à l'entracte ! Et oui, ça existait ! Outre ce corps féminin progressivement dévoilé, on découvrait une foule d'accessoires inconnus : chaussures à talons très hauts, porte-jarretelle, bas à résille, petite culotte rouge vif bordée d'une dentelle affriolante assortie à celle du soutien-gorge ! Pas de doute, c'était très beau ! Après ce spectacle, la séance reprenait avec le "grand film" que nous subissions avec une parfaite indifférence, tout imprégnés du souvenir merveilleux de la fille de l'entracte... Mais un jour, tandis que nous sortions du cinéma, nous l'aperçumes, là, juste devant nous. La belle danseuse avait fini son numéro, elle s'était rhabillée et traversait le hall du cinéma, se dirigeant vers la sortie. Je vis alors devant moi une femme qui me parut bien ordinaire, avec une démarche un peu lourde. Elle portait sans élégance un manteau beige, ses lèvres affichaient un rouge trop vif ; des traits charbonneux trop encadraient son regard désabusé, ses cheveux couleur de paille étaient ternes. Quand elle me croisa, je ne pus m'empêcher de me retourner pour regarder ses jambes banales;.. J'avais quinze ans et je venais de découvrir que la vie est souvent moins belle quand s'éteignent les projecteurs........

     


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