• Demi-pensionnaire

     

    Mon entrée au lycée Charlemagne fut un événement ! La chose n’était pas si banale en 1954, et il m’avait fallu pour cela passer le concours d’entrée en sixième… Dans la rue Ferdinand Roussel, parmi les dix-huit familles qui y vivaient, nous étions seulement deux lycéens : mon voisin Jean Gazin, au lycée Lakanal de Sceaux, et moi, au lycée Charlemagne… Ce privilège me donnait le droit de prendre le métro tous les jours : vingt minutes de trajet de la Mairie d’Ivry à la station Pont Marie… tout seul comme un grand ! Mais il n’était pas question de faire ce trajet quatre fois par jour : juste une fois le matin, et le soir pour rentrer à la maison après les cours… De ce fait, je me retrouvai demi-pensionnaire… C’était cher : 15 000 francs par trimestre, que mon père me remettait sous la forme d’un chèque que j’apportais au lycée… Pour ce prix, j’avais l’insigne honneur de déjeuner chaque midi au réfectoire. C’est le mot qu’on employait alors ; ni cantine, ni restaurant, encore moins self ! En fin de matinée donc, les élèves se répartissaient en deux catégories : les externes qui pouvaient sortir du lycée et déjeuner chez eux, et les demi-pensionnaires, qui n’avaient en aucun cas le droit de sortir. On rejoignait l’angle de la cour, à gauche de la sortie ? Une double porte était ouverte, et derrière, un escalier montait en tournant vers le réfectoire. C’est là qu’on se bousculait, qu’on attendait le moment… A croire qu’on était affamés, tellement on s’agglutinait !... Enfin, c’était l’heure : on entrait au réfectoire. Pas la moindre décoration dans cette salle austère. Une vaste pièce en longueur avec des murs clairs unis. Comme mobilier, de longues tables de marbre gris, alignées comme dans le réfectoire d’un couvent. Et de part et d’autre des tables, des bancs de bois. Sur les tables, les assiettes et les couverts étaient disposés, ainsi que la boisson : une carafe d’eau et une bouteille de bière. On s’installait. Les premiers arrivés en profitaient, juste avant de prendre place, pour secouer vigoureusement la bouteille de bière d’une table encore inoccupée : on rigolerait tout à l’heure quand elle serait débouchée, éclaboussant partout  !... Le service pouvait commencer ; on nous apportait les plats, jamais servis dans de la porcelaine ou de la faïence, mais dans des soupières ou des plats en inox… Il y avait des choses que je n’aimais pas, le rosbif en particulier, servi avec des haricots verts, une horreur ! Ce jour-là, je me rattrapais sur le dessert. Ce que j’aimais le plus au réfectoire du lycée Charlemagne : la choucroute, dont je me régalais d’autant plus que les copains, pour la plupart, délaissaient la choucroute elle-même pour les pommes de terre qui les accompagnaient. Je faisais donc des échanges fructueux, cédant mes pommes de terre contre de la choucroute ! J’adorais aussi la crème anglaise. Elle n’était pas servie individuellement, mais comme toujours dans un saladier en inox… Pour digérer, on avait ensuite une longue récréation, occasion de jouer, de bavarder… Je me rappelle qu’une année, en cinquième, je distrayais tout un groupe de copains en leur racontant une histoire - évidemment loufoque - mettant en scène nos profs… Chaque jour j’improvisais des épisodes nouveaux, tournant en dérision Lamoine le prof d’Histoire-Géo ou Offner le prof de français et de latin ! Je n’ai pas gardé la moindre trace de ce chef-d’œuvre en forme de saga, qui s’est perdu comme se perdent les œuvres de tradition orale ! Mais je me demande encore aujourd’hui comment je faisais pour trouver les éléments d’une telle histoire, où je trouvais cette créativité, cette inventivité immédiate de l’improvisation ! J’en serais bien incapable aujourd’hui ! C’est un privilège de jeunesse que j’ai perdu. Eh oui, on vieillit !...
     

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