• Les livres de Lacroix

    Mes parents, enfin décidés à me voir entrer en sixième, se rendirent compte qu'il faudrait payer les livres. C'est qu'il en fallait beaucoup en plus des fournitures. Pour les fournitures, ils n'avaient pas lésiné : j'entrais en sixième à Charlemagne avec trois stylos Waterman : l'un pour l'encre noire, un autre pour l'encre bleue, le troisième pour l'encre rouge. Chaque stylo avait une plume en or 18 carats.. Pour les livres, là encore, madame Mas, mon institutrice de CM2, trouva la solution, c'était tout simple : on me donnerait les livres de Lacroix. Lacroix était un élève, en avance d'un an sur moi : il allait entrer en cinquième au Lycée Charlemagne, sa maman se ferait un plaisir de me donner les livres de son fils ! C'est ainsi qu'un après-midi, ma mère m'emmena avec elle ; on allait chez madame Lacroix. La démarche devait paraître importante à ma mère puisqu'elle avait "mis ses dents", c'est ainsi que nous disions quand elle mettait son dentier, qu'elle ne portait que pour les grandes occasions ! On sortit à la station Châtelet, et l'on marcha un peu. Ce n'était pas loin. Il faisait un beau soleil. Rue Rambuteau, ma mère s'arrêta devant une boutique surmontée d'une enseigne : "Poissonnerie Lacroix". C'était là ! Nous entrâmes : au fond, un vaste étal recouvert de glace pilée présentait toutes sortes de poissons, coquillages, crustacés. Un carrelage bleu brillait aux murs. A droite, dans un grand aquarium, tout en longueur, des poissons vivaient leurs dernières heures. Ils pouvaient, à travers leur prison de verre, contempler leurs frères défunts gisant déjà sur l'étal. Bientôt, ce serait leur tour.... Ma mère se présenta, timidement, à un marchand déguisé en pêcheur, avec des bottes de caoutchouc. Il nous fit patienter, s'en alla dans l'arrière-boutique. Bientôt arriva la patronne, madame Lacroix, notre bienfaitrice ; pas en tenue de pêche, elle, non, plutôt le style commerçante enrichie, bon chic bon genre ! On la sentait riche et nous étions pauvres. Avec une courtoisie qui me parut appuyée, madame Lacroix s'effaça, nous invitant à monter l'escalier qui se trouvait derrière la boutique. Je suivis ma mère, nos pas s'étouffaient dans le tapis épais et cossu qui recouvrait les marches. Au premier étable, on nous fit entrer dans un salon. C'était beau comme dans un musée : plafonds moulurés, mobilier Louis XV en bois de rose, canapé et fauteuils moelleux... Ca rapporte de vendre du poisson, j'aurais jamais cru ! Sur une table basse, un plateau en argent avait été disposé à notre intention, débordant de petits fours très fins. Une domestique vint servir délicatement le thé, tandis que, enfoncé dans le velours de Gênes d'un fauteuil fleur, j'observais ma mère, assise du bout des fesses sur le bord du canapé et qui faisait des efforts désespérés pour essayer de tenir un rang qui n'était pas le sien. Madame Lacroix me regarda, c'est-à-dire qu'elle m'adressa un sourire où elle avait mis toute sa bienveillante générosité, avec cette bonté suave et apitoyée que les bienfaiteurs ont pour leurs petits protégés. Elle me félicita pour mon entrée ne sixième, et me dit avec des mots simples et mouillés tout le plaisir qu'elle avait à me donner les livres dont son fils Christian n'avait plus besoin, puisqu'il entrait en cinquième. Je remerciai du bout des lèvres parce qu'il le fallait... Mais le coeur n'y était pas. J'éprouvais de la gêne, une sorte de honte devant cette générosité ostensible ! Ici, dans ce bel appartement, je me sentais pauvre. Ma mère refusa poliment le petit four qu'on lui tendait, elle avait trop peur de décoller son dentier !... Ma bienfaitrice alla enfin chercher les livres : français, latin, grammaire, géographie, histoire, sciences naturelles, maths, et me les remit avec un nouveau sourire... Elle continua encore un moment son aimable propos puis se leva pour nous signifier la fin de l'entretien. Elle nous reconduisit jusqu'à la boutique ; le délicat parfum des petits fours fut balayé en un instant par une puissante senteur de marée... Ma mère remercia une ultime fois, s'inclinant avec maladresse. On se dirigea vers le métro, il fallait rentrer à la maison... Dans mon cartable, il y avait plein de livres. Et dans mon coeur, un peu d'une étrange amertume.. On croit qu'il est difficile de donner, mais ce n'est pas facile de recevoir..... Les années ont passé, je n'ai plus de rancoeur : il faut savoir pardonner surtout aux riches donateurs !


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