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    Au lycée Charlemagne, les prix n’avaient pas l’opulence de ceux que je recevais auparavant dans mon école primaire. En particulier, on ne choisissait pas. Ainsi, à la fin de la classe de sixième, en juin 1955, j’obtins le premier prix de français. Le prix, pour moi, fut seulement honorifique.
     Je reçus en effet à cette occasion le seul bouquin que je n’aurais jamais choisi moi-même : « La conquête de l’Everest, par le sherpa Tensing »  … Un bouquin sportif ! L’horreur, pour moi ! Je savais vaguement que l’Everest était le plus haut sommet du  massif montagneux de l'Himalaya. Il est vrai qu’il s’agissait alors d’un exploit récent : l’ascension réussie, en 1953 de l’Everest par un alpiniste anglais, Sir Edmund Hilary… Un exploit dont je me foutais éperdument, à vrai dire ! Et, histoire de vous faire une confidence, je m’en fous encore autant aujourd’hui, l’événement ayant été oublié de tous depuis bien longtemps… Il y a tant de choses utiles à faire sur terre, en restant sur le plancher des vaches, que je vois mal l’intérêt d’aller escalader un caillou, fût-il le plus haut du monde… futile le plus haut du monde (C’est ainsi qu’on devrait l’écrire !) !! Vivre à peu près en harmonie avec soi-même et sans trop emmerder ses voisins me semble un objectif suffisamment ambitieux. D’ailleurs peu y parviennent ! En outre, cette conquête de l’Everest n’a pas été un modèle d’esprit sportif : Sir Edmund Hilary s’est attribué tout l’honneur de la victoire, alors que c’est le sherpa Tensing qui a a fait tout le boulot ! Du moins il m’a semblé lire des polémiques à ce sujet… L’esprit sportif est d’ailleurs une fumisterie : s’il existait, on n’aurait pas besoin d’arbitre, on ne se foutrait pas de raclées dans les vestiaires, on ne se saoûlerait pas la gueule dans les tribunes, on ne sifflerait pas la Marseillaise, on ne lorgnerait pas cupidement sous la jupette des patineuses… L’homme est noir, et pas seulement lorsqu’il vient du Cameroun ! En conséquence, « La conquête de l’Everest par le sherpa Tensing » est toujours là dans ma bibliothèque, cinquante trois ans après m’avoir été décerné ! Comme neuf ! Jamais ouvert ! Mais je me suis promis de le lire, un jour, plus tard… je ne sais pas quand…le jour, peut-être… de mes cent ans !

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    Certains souvenirs sont ce que l’on pourrait appeler des souvenirs paradoxaux. Autrement dit on se souvient non pas de ce qui s’est passé, mais au contraire de ce qui n’a pas eu lieu. C’est un souvenir en creux, un non-souvenir… Mais un non-souvenir , ça peut devenir un événement dont on se souvient, et alors ça devient un souvenir, et j’ajouterai « ipso facto », rien que pour faire la malin et montrer que j’ai fait du latin à Charlemagne ! Et pendant sept ans, ce qui fait que je ne tire aucune gloire de pouvoir écrire « ipso facto » ! Mais venons-en à mon non-souvenir. Il s’agissait d’un voyage en Corse. Le choix de la destination n’était pas dû au hasard, mais bien plutôt au fait que notre prof de géographie s’appelait Bonifacio, et avait pour l’île de Beauté une tendresse probablement innée ! Le programme avait été conçu comme une illustration du cours de géographie. On découvrirait concrètement la Corse, son climat, ses paysages, ses villes et ses villages, son histoire aussi… A cette occasion, les élèves avaient été invités à apporter leur appareil-photo. Le voyage en Corse serait aussi l’occasion de faire un véritable reportage photo, sous forme de diapositives, qui serviraient au retour à faire une projection illustrée et commentée du voyage… seulement voilà : je ne fis pas le voyage. Je n’en fus pas empêché, comme cela peut arriver, par une maladie ou un quelconque empêchement. Mais parce que le voyage était trop cher. Mes parents n’avaient pu le payer. Et pendant les quelques jours que dura le voyage en Corse, il me fallut aller en permanence, les jours et heures auxquels le cours de Bonifacio n’avait pas lieu pour cause de voyage… Je n’en ressentis pas d’amertume particulière, je savais bien qu’on n’était pas riches à la maison… La différence c’est qu’à la maison, à Ivry, je ressentais moins la pauvreté, car dans la rue, on était tous pareils ou à peu près ! Au lycée Charlemagne, on voyait davantage les différences : mon copain Lefèvre arrivait tous les jours au lycée en voiture, conduit par son père au volant d’une DS 19, tandis que j’arrivais par le métro, dans un wagon vert de deuxième classe, et que mon père allait au boulot à vélo ! Pour le voyage en Corse, je suis tout de même allé à la projection de diapositives. Mais pour moi, ce n’était qu’une suite d’images, tandis que pour mes camarades c’étaient des souvenirs partagés qui prolongeaient leur voyage : c’est ça aussi, la différence entre les riches et les pauvres…

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    Au lycée Charlemagne, les professeurs étaient des hommes, souvent d’un âge déjà respectable, surtout à nos yeux d’adolescents… Alors lorsqu’en classe de sciences naturelles on découvrit notre nouvelle prof, mademoiselle Régnier, ce fut de notre part une surprise ! Et même une belle surprise, car elle était jeune et elle était jolie… On était en quatrième et mademoiselle Régnier avait un charme fou à nos yeux, charme qu’augmentait encore sa blouse blanche qui la moulait, blouse courte également, qui dévoilait des jambes féminines qui en firent rêver plus d’un dans la classe ! Mais si, mais si, inutile de nier, bande d’hypocrites !... Ne me dites pas que vous avez oublié, ou alors c’est que vous avez bien mal vieilli !... Un jour, mademoiselle Régnier fit un cours sur la diffraction de la lumière (ça volait haut, le programme ! plus haut encore que l’ourlet de la blouse de mademoiselle Régnier !). Elle distribua à cette occasion des cristaux de quartz. Ils étaient transparents, et lorsqu’on les posait sur un texte, on voyait le texte dédoublé… Autrement dit, le cours théorique avait été illustré par un exemple concret : belle pédagogie !... A la fin du cours chacun rapporta son cristal de quartz et le mit dans une boîte posée sur le bureau… La semaine suivante, en entrant dans la classe, on vit que quelque chose n’allait pas. Mademoiselle Régnier avait le visage fermé. Elle était belle malgré tout, mais on lisait sa colère. A peine étions nous assis qu’elle nous ordonna de nous lever. Puis, montrant un cristal de quartz, elle le brandit devant nous :
    «  Sur ce quartz, je vous laisse voir l’inscription qui y a été gravée par l’un d’entre vous ! »… Et mademoiselle Régnier s’avança, promenant son cristal devant chacun. Pas de doute, on lisait distinctement ce message :
    « J’aime et je baiserai Régnier »
    Qui a écrit ça ? hurla la prof !...vous n’êtes qu’une bande de vicieux !
    Il y eut un long silence… Ce n’était personne, évidemment ! Aucun d’entre nous ne se dénonça… en sorte que, aujourd’hui encore, l’histoire n’a pas retenu le nom de celui qui avait eu un brusque élan pour notre charmante prof de sciences nat !... Aujourd’hui encore, il se cache dans l’ombre, le traître !... Mais je retiens que ce jour-là, nous avons tous été traités de vicieux, alors que nous avions seulement envie d’elle ! Hélas, les femmes ne comprennent jamais rien au désir ! Elles ne s’intéressent qu’à l’amour !

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    Quand je sortais du lycée après les cours, je traversais le terrain vague qui se trouvait alors devant l’Hôtel de Sens, pour aller jusqu’au métro Pont Marie. Direction la maison, à Ivry… Je n’avais guère le loisir de traîner dans le quartier Saint-Paul, et même je n’en avais pas envie. Il se disait en effet de bien curieuses choses… Les copains qui habitaient dans le quartier racontaient en effet qu’un étrange individu rôdait. Nul ne pouvait dire qui il était, ni ce qu’il faisait. Simplement on le surnommait le schizophrène. En fait, ceux qui l’avaient croisé se demandaient s’ils avaient affaire à un homme, ou à un fantôme, un être mystérieusement surgi d’une autre époque, d’un autre siècle. Ils en faisaient une description assez effrayante : il était grand, d’une corpulence athlétique et portait des vêtements d’un autre âge…Les copains parlaient d’un habillement de postillon, avec une veste à multiples boutons dorés et épaulettes, un haut chapeau noir et de hautes bottes de cuir, noires également par-dessus un pantalon de drap. Il avançait d’un pas inébranlable, le regard fixe, droit devant lui dans le quartier Saint-Paul. Mais le plus effrayant était qu’il tenait à la main un gourdin, ou une forte canne qu’il agitait parfois sur son passage… En écoutant les copains en parler, je me suis demandé si ce n’était pas une blague qu’ils me faisaient… Alors, surmontant mon appréhension, je fis plusieurs fois des balades dans le quartier, autour du lycée, rue saint-Antoine, rue de Turenne, rue de Sévigné… Mais je n’ai jamais rencontré le « schizophrène »… D’ailleurs plus personne n’en parlait. J’ai fini par l’oublier : c’était sans doute une histoire inventée ! Et puis un jour, plusieurs années après avoir quitté le lycée, et passant un jour dans le quartier…je l’ai vu ! C’était bien lui, tel que les copains l’avaient décrit : le regard fixe et fiévreux, une tenue de postillon, chapeau et bottes, un gourdin à la main…. Il s’est perdu dans la foule…avant de se perdre un jour, depuis longtemps sans doute, dans la nuit des temps…

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    Mon entrée au lycée Charlemagne fut un événement ! La chose n’était pas si banale en 1954, et il m’avait fallu pour cela passer le concours d’entrée en sixième… Dans la rue Ferdinand Roussel, parmi les dix-huit familles qui y vivaient, nous étions seulement deux lycéens : mon voisin Jean Gazin, au lycée Lakanal de Sceaux, et moi, au lycée Charlemagne… Ce privilège me donnait le droit de prendre le métro tous les jours : vingt minutes de trajet de la Mairie d’Ivry à la station Pont Marie… tout seul comme un grand ! Mais il n’était pas question de faire ce trajet quatre fois par jour : juste une fois le matin, et le soir pour rentrer à la maison après les cours… De ce fait, je me retrouvai demi-pensionnaire… C’était cher : 15 000 francs par trimestre, que mon père me remettait sous la forme d’un chèque que j’apportais au lycée… Pour ce prix, j’avais l’insigne honneur de déjeuner chaque midi au réfectoire. C’est le mot qu’on employait alors ; ni cantine, ni restaurant, encore moins self ! En fin de matinée donc, les élèves se répartissaient en deux catégories : les externes qui pouvaient sortir du lycée et déjeuner chez eux, et les demi-pensionnaires, qui n’avaient en aucun cas le droit de sortir. On rejoignait l’angle de la cour, à gauche de la sortie ? Une double porte était ouverte, et derrière, un escalier montait en tournant vers le réfectoire. C’est là qu’on se bousculait, qu’on attendait le moment… A croire qu’on était affamés, tellement on s’agglutinait !... Enfin, c’était l’heure : on entrait au réfectoire. Pas la moindre décoration dans cette salle austère. Une vaste pièce en longueur avec des murs clairs unis. Comme mobilier, de longues tables de marbre gris, alignées comme dans le réfectoire d’un couvent. Et de part et d’autre des tables, des bancs de bois. Sur les tables, les assiettes et les couverts étaient disposés, ainsi que la boisson : une carafe d’eau et une bouteille de bière. On s’installait. Les premiers arrivés en profitaient, juste avant de prendre place, pour secouer vigoureusement la bouteille de bière d’une table encore inoccupée : on rigolerait tout à l’heure quand elle serait débouchée, éclaboussant partout  !... Le service pouvait commencer ; on nous apportait les plats, jamais servis dans de la porcelaine ou de la faïence, mais dans des soupières ou des plats en inox… Il y avait des choses que je n’aimais pas, le rosbif en particulier, servi avec des haricots verts, une horreur ! Ce jour-là, je me rattrapais sur le dessert. Ce que j’aimais le plus au réfectoire du lycée Charlemagne : la choucroute, dont je me régalais d’autant plus que les copains, pour la plupart, délaissaient la choucroute elle-même pour les pommes de terre qui les accompagnaient. Je faisais donc des échanges fructueux, cédant mes pommes de terre contre de la choucroute ! J’adorais aussi la crème anglaise. Elle n’était pas servie individuellement, mais comme toujours dans un saladier en inox… Pour digérer, on avait ensuite une longue récréation, occasion de jouer, de bavarder… Je me rappelle qu’une année, en cinquième, je distrayais tout un groupe de copains en leur racontant une histoire - évidemment loufoque - mettant en scène nos profs… Chaque jour j’improvisais des épisodes nouveaux, tournant en dérision Lamoine le prof d’Histoire-Géo ou Offner le prof de français et de latin ! Je n’ai pas gardé la moindre trace de ce chef-d’œuvre en forme de saga, qui s’est perdu comme se perdent les œuvres de tradition orale ! Mais je me demande encore aujourd’hui comment je faisais pour trouver les éléments d’une telle histoire, où je trouvais cette créativité, cette inventivité immédiate de l’improvisation ! J’en serais bien incapable aujourd’hui ! C’est un privilège de jeunesse que j’ai perdu. Eh oui, on vieillit !...
     

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