• Il s'appelait Gérard Origas. Je ne sais plus trop en quelle classe il était avec moi. Je crois que c'était en troisième, en 1957/1958 donc. Qu'importe, ce n'est pas le sujet. Origas était petit, râblé, la démarche assurée, un peu nonchalante par une sorte d'affectation vaguement ironique qu'il mettait dans son allure, à la limite de l'insolence... Le type à l'aise, plus qu'à l'aise même : frimeur, quoi ! Et moderne avec ça ! Parfois il apportait des disques super-45 tours, qu'il montrait avec une fierté empreinte de suffisance ! Et il allait dans des surboums, qu'on appelait aussi des surpats : paraît qu'il y avait des filles, et qu'on pouvait les embrasser sur la bouche ! Enfin, c'est ce qu'il disait et on l'enviait... Son habillement était à l'avenant, résolument à la mode. Et tandis que j'allais au lycée dans des pantalons de bonne coupe que ma mère se faisait un devoir d'acheter chez Latreille, le "champion du beau vêtement" de la rue Saint-André-des-Arts, Origas mettait un point d'honneur à se vêtir à la pointe de la mode. Une mode décontractée, sportive, aux antipodes du classicisme d'alors. Mais il n'est pas toujours prudent d'être trop en vue dans ce domaine. Etre trop en avance sur son temps n'est pas toujours facile. Les nouveautés ne sont pas toujours acceptées et je me rappelle une petite anecdote qui serait impensable aujourd'hui. C'était pendant le cours d'anglais. Nous avions un prof au comportement exigeant, d'une politesse stricte. Il exigeait que nous portions une veste en classe. En toutes cironstances, par tous les temps. Et si, les derniers jours de juin, l'un d'entre nous s'avisait à tomber la veste pour cause de chaleur estivale, il se voyait vite rappelé à l'ordre ! Le prof le toisait longuement, un sourire ironique au coin des lèvres, puis d'une voix doucereuse et calme :

    - dis-moi, mon garçon, tu as sans doute trop chaud, mais vois-tu, tu observeras que, pour ma part j'ai gardé ma veste ; je te prie donc de remettre la tienne !

    C'est dans ce contexte rigoureux que l'ami Origas commit un jour une double imprudence. La première fut d'arriver au cours avec quelques minutes de retard. A l'époque, c'était une chose fort risquée qui pouvait entraîner facilement deux heures de retenue... mais bon, ça aurait pu encore s'arranger avec une excuse présentée avec humilité ! Mais Origas, ce jour là, avait commis l'impensable, l'irréparable : ll arriva en classe..... en jean !! Le pantalon des cow-boys ! On disait alors "un blue-jean" car on n'avait pas encore la manie de parler par monosyllabes ou par des raccourcis ; on prenait le temps de dire les choses complètement, on ne parlait pas encore le SMS !... Origas fit donc en classe une entrée très remarquée, et sa tenue interpella immédiatement notre prof d'anglais, toujours engoncé dans une politesse exquise et surannée. Le prof en oublia même le retard, ne s'attachant qu'à la tenue vestimentaire de notre camarade. Il l'interpella :

    - dis-moi, mon garçon !...

    Il ne nous appelait jamais par notre nom mais toujours par cette apostrophe : "mon garçon !" Ca donnait des phrases du genre : "... Alors, on n'a pas appris sa leçon mon garçon ?... Je te mets deux heures de consigne, mon garçon !".

    Et donc, il questionna Origas :

    - Dis-moi, mon garçon, tu vas à une cérémonie, ce soir ? Tu es invité à un mariage, peut-être ?....

    Origas se demanda vaguement ce qu'on lui voulait, mais répondit avec son tranquille aplomb, que non, il n'allait nulle part, pourquoi ?

    - mais parce que je vois que tu as mis un blue-jean ! Ce n'est pas correct, mon garçon ! Tu sors immédiatement de la classe et tu vas en permanence. Tu reviendras quand tu seras habillé correctement, mon garçon !

    Et c'est ainsi que notre copain Gérard Origas, grâce à son "blue-jean", se retrouva peinard en salle de permanence à rêvasser, pensant peut-être à sa prochaine surboum avec plein de filles, tandis que nous, correctement vêtus, nous devions subir un cours de plus, un cours d'anglais qui ne nous servirait jamais. Car à cette époque, on ne nous apprenait pas l'anglais tel qu'on le parle dans les rues de Londres ; on nous faisait traduire Shakespeare !... Beaucoup plus inutile et donc tellement plus culturel !

     


    votre commentaire
  • Le lycée Charlemagne était un haut lieu, où soufflait l'esprit d'une manière permanente et continue ! On traduisait César, Tacite, Virgile, Ovide, Suétone ou Cicéron. Aidé par le "Gaffiot", notre fidèle et lourd dictionnaire latin/français, nous naviguions à vue entre les écueils redoutables des solécismes si traîtres et les pièges des barbarismes odieux, inévitablement sanctionnés par un professeur toujours impitoyable. Pour autant, la profondeur de notre réflexion n'empêchait pas les moments de saine détente. La plupart du temps, c'est dans la cour du lycée que nous la trouvions, par la discussion passionnée, par l'humour débridé... La cour du lycée était notre forum permanent. Parfois cependant, une disponibilité plus grande nous permettait d'aller respirer hors des grilles, en trompant la vigilance du concierge, qui veillait, cerbère féroce en blouse grise et godillots cloutés, à la porte du lycée, contrôlant la moindre tentative de sortie... Dans ces moments de liberté volée, deux fois plus doux que s'ils avaient été octroyés, nous flânions chez les bouquinistes, le long des quais de la Seine, entre le pont Marie et Notre-Dame, et nous allions musarder dans le square du Vert-Galant... Parfois aussi nous restions plus près, rôdant autour du lycée de filles Sophie-Germain, à la recherche de copines incertaines ! Un regard clair, une envolée de jupe ou l'éclat d'un sourire, suffisaient à nous enfiévrer. Quand le temps était froid ou pluvieux, on se rabattait vers les bistrots, pour des tournois acharnés de flipper !  Mais nous avions aussi une autre destination pour nos balades : le cinéma. Pas le cinéma d'art et d'essai où l'on s'étourdit d'un verbiage culturel. Non ; notre cinéma favori, c'était le "Midi-Minuit", quelque part sur les Grands-Boulevards. Une petite salle au milieu de tant d'autres dans ce quartier. Pourtant je serais incapable aujourd'hui de citer un seul des films que nous y avons vus ; en fait, nous achetions notre billet les yeux fermés, sans même avoir regardé le nom du film qui tenait l'affiche ! Confiance aveugle dans le 7ème Art ?..... Pas vraiment... ! On s'installait au beau milieu de la salle, dans des fauteuils de velours rouge. La séance débutait par les actualités, en noir et blanc, suivies par un entracte : c'est le moment que nous attendions ! Car on venait ici uniquement pour l'entracte !....... Dès la fin de la première partie, le rideau rouge se fermait lentement : puis il s'ouvrait à nouveau, lentement encore... Les projecteurs s'éteignaient alors presque tous, et il n'en restait que quelques uns pour éclairer, au centre de la scène, une fille qui se mettait bientôt à danser ; mais qui, surtout, se deshabillait devant nos yeux éberlués et, plus encore, éblouis tant ils étaient novices ! Le striptease à l'entracte ! Et oui, ça existait ! Outre ce corps féminin progressivement dévoilé, on découvrait une foule d'accessoires inconnus : chaussures à talons très hauts, porte-jarretelle, bas à résille, petite culotte rouge vif bordée d'une dentelle affriolante assortie à celle du soutien-gorge ! Pas de doute, c'était très beau ! Après ce spectacle, la séance reprenait avec le "grand film" que nous subissions avec une parfaite indifférence, tout imprégnés du souvenir merveilleux de la fille de l'entracte... Mais un jour, tandis que nous sortions du cinéma, nous l'aperçumes, là, juste devant nous. La belle danseuse avait fini son numéro, elle s'était rhabillée et traversait le hall du cinéma, se dirigeant vers la sortie. Je vis alors devant moi une femme qui me parut bien ordinaire, avec une démarche un peu lourde. Elle portait sans élégance un manteau beige, ses lèvres affichaient un rouge trop vif ; des traits charbonneux trop encadraient son regard désabusé, ses cheveux couleur de paille étaient ternes. Quand elle me croisa, je ne pus m'empêcher de me retourner pour regarder ses jambes banales;.. J'avais quinze ans et je venais de découvrir que la vie est souvent moins belle quand s'éteignent les projecteurs........

     


    votre commentaire
  • Tu iras à Charlemagne ! Telle avait été la décision de cette brave Madame Mas, mon instit du CM2 !  Au vu de mes résultats scolaires, sa décision était prise ! Je ne sais pas pourquoi elle avait choisi ce lycée ! C'était chez elle une constante. Elle envoyait ses meilleurs élèves au lycée, et pas n'importe quel lycée : toujours le lycée Charlemagne ! Quand je parle "d'envoyer au lycée", précisons une chose pour les plus jeunes qui liraient ce texte : l'entrée en sixième au lycée n'était pas une simple formalité administrative ! Le lycée n'était comme aujourd'hui un dépotoir ni un fourre-tout en attendant l'ANPE ! Non, non, c'était un vrai enseignement ! et donc, il fallait montrer qu'on aurait les capacités à le suivre, en passant les épreuves d'un examen d'entrée ! Rude formalité !  Ce n'était pas gagné d'avance !...Pour moi, il y eut une  épreuve supplémentaire, car il y avait un autre obstacle à franchir : celui des parents ! Car le moins qu'on puisse dire c'est qu'ils ne se montrèrent nullement favorables à ce projet ! En cette époque des années 50, l'entrée au lycée n'allait pas de soi. Dans certains milieux humbles et banlieusards, les études, c'était...pour les feignants ! Le lycée  était une anomalie par rapport à la filière "normale" qui consistait à avoir son certif, puis à trouver du boulot dès 14 ans, à moins d'aller, à la rigueur, au cours complémentaire, ou à l'école d'apprentissage, option "bois" ou "fer" .... Impossible donc d'obtenir l'accord de mes parents ! Heureusement, mon institutrice était tenace ! Elle convoqua mes parents et leur fit part de sa proposition... Devant elle, ils n'osèrent refuser, car ils avaient une sorte de crainte devant le savoir, un respect de l'école et des maîtres ! Ce prestige de l'école me sauva du certif et de l'arrêt de mes études. C'était enfin une chose sûre : j'irais à Charlemagne. Il ne restait plus qu'à réussir l'examen d'entrée en sixième !


    votre commentaire
  • Il y a toujours un avant !... Avant le lycée Charlemagne, il y a eu l'école primaire, et plus précisément l'école Robespierre d'Ivry-sur-Seine, de 1949 à 1954. C'est là que j'ai appris à lire, à écrire. Je n'ai jamais connu l'école maternelle, d'où une double surprise en entrant au CP : la première fut de constater qu'il y avait... des grands ! Je n'avais pas conçu la durée de la scolarité : entrant à l'école, je pensais n'y trouver que des enfants de mon âge !...La deuxième surprise fut bien plus pénible  : Pas de filles à l'école ! Rien que des garçons ! Là, je m'y attendais encore moins ! Il y avait pourtant plein de filles dans ma rue, où j'avais autant de copines que de copains ! ...Et là, rien que des mecs ! Que faire contre ce coup du sort ?.. Travailler, travailler pour oublier ! C'est ce que je fis ! Notre institutrice, madame Vernisse, avait une méthode bien particulière pour nous alphabétiser : elle avait divisé les lettres de l'alphabet en deux catégories : les voyelles, qui étaient des dames.. et les consonnes qui étaient des messieurs. Pour lire, comme pour écrire, il suffisait donc de faire des mariages ! Le mariage d'une dame voyelle avec un monsieur consonne, ça donne des enfants : les syllabes ! Ensuite, il n'y a plus qu'à unir les syllabes, et on obtient... des mots ! Elémentaire !... Evidemment, dans ces rencontres littéraires en tout bien tout honneur, la parité hommes/ femmes était loin d'être réalisée : il y avait peu de voyelles et bien plus de consonnes, bien moins de dames que de messieurs ; aussi les dames voyelles devaient accepter de s'unir à plusieurs messieurs consonnes sans se crêper le chignon ! Quant aux messieurs consonnes, ils devaient faire montre de tolérance et d'ouverture d'esprit : ils devaient se partager les dames voyelles, sans jalousie exacerbée !...  J'aimais l'école et le travail ; il faut dire que mon père m'y encourageait, notamment en écrivant des textes qu'il me lisait, des petites rédactions qui me semblaient bien jolies et qui me donnaient l'envie de les imiter... Et puis il avait aussi un argument pour me faire travailler, une menace qu'il brandissait parfois, toujours la même : - " Si tu ne travailles pas bien, je te mets au Prytanée militaire de La Flèche" !!!...  Mon père, en tant qu'ancien militaire de carrière, avait effectivement ce redoutable "privilège" :  mettre ses enfants en pension, dans un internat militaire, dont il me détaillait parfois la discipline stricte ! J'imaginais avec terreur ce Prytanée comme une prison, voyant des dortoirs immenses et non chauffés, des exercices physiques  dans une cour glaciale !.... Pour conjurer cette menace, je m'efforçais  donc de rapporter le plus souvent à la maison la croix d'honneur épinglée sur ma blouse grise : cette décoration était plus qu'une récompense, c'était un talisman, j'y tenais, il me préservait de La Flèche ! Et c'est ainsi que, chaque année, au moment de la distribution des prix dans la Salle des Conférences d'Ivry, je recevais une pile de beaux livres entourés d'un ruban rouge ! On me faisait monter sur la scène pour les chercher ; puis, chargé de mes bouquins, je redescendais le petit escalier, et au premier rang de la salle, je recevais l'accolade de Georges Marrane, le maire d'Ivry, qui me souhaitait de bien travailler ! Les jeunes années passent vite, et bientôt le Cours moyen deuxième année s'achèverait, et mon institutrice, Odette Mas l'avait décidé : j'irais au lycée, à Charlemagne !.... ça a l'air simple comme ça, à dire ! Quoi de plus banal qu'une entrée en sixième de nos jours ? ! Oui, mais...on était en 1954 !... Et ce ne fut pas si simple !


    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique