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    La vie lycéenne ne se limite pas aux seuls échanges entre les profs et les élèves. Il y a aussi les échanges entre élèves. Ils se déroulaient souvent dans les annexes de Charlemagne que constituaient deux cafés du quartier Saint-Paul : Le Dôme et le Bûcheron-Bar. Certains jours, je pense qu’on y aurait trouvé presque autant de Carolingiens que dans les salles de classe et d’étude du lycée Charlemagne ! Les deux établissements étaient situés rue Saint-Antoine, de part et d’autre du métro Saint-Paul, à gauche le Bûcheron-Bar, à droite le Dôme. Ils ne recevaient pas les mêmes populations. Le Dôme, c’était un beau café. Une vaste salle, un look de bar parisien, avec beaucoup de lumières, un style brasserie affirmé avec un chic indéniable. Assis en salle, à l’abri de vastes baies vitrées, on découvrait la rue Saint-Antoine et l’église Saint-Paul juste en face. Une belle vue. Bien entendu, le chic, la vue, les lumières et la clarté se traduisaient par des prix plus élevés. Allaient donc ici les Carolingiens les plus fortunés, ceux dont l’argent de poche était abondamment distribué par des parents au portefeuille bien doté ! Je me rappelle en particulier un détail : un de mes copains nommé Grandgeon, sortait de sa poche deux ou trois billets de mille francs au début de chaque semaine, quand j’avais sur moi seulement cent francs pour la semaine ! De l’autre côté, le Bûcheron-Bar rassemblait les autres, les Carolingiens de plus humble extraction. Le bar était étroit, c’était presque un couloir qui s’enfonçait dans les entrailles sombres d’un immeuble. Bancs de moleskine bordeaux, maigres lumières. En face, on ne voyait pas la majestueuse église Saint-Paul, ni la noble entrée de notre lycée Charlemagne mais, plus prosaïquement, le magasin de linos « A la Pointe Rivoli » ! On ne venait pas ici pour se montrer ni plastronner, mais pour être ensemble autour d’un lait-fraise, sans payer trop cher… Et la localisation des deux cafés était marrante : le Bûcheron-bar à gauche, le Dôme à droite, autrement dit les pauvres à gauche, les riches à droite, comme en politique, comme dans la vie ! Il y avait une sacrée cohérence, en ce temps-là ! Ou un sacré clivage, c’est comme on veut !...

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    Mon entrée en sixième se passa bien. On parle souvent de difficultés rencontrées au moment où l’on quitte l’école primaire pour l’enseignement secondaire, à cause de la multiplicité des enseignants, et des changements de salles de cours. Pour moi ce fut le contraire. Le lycée mettait fin à une certaine monotonie de l’école. Désormais, on ne voyait pas le même enseignant toute la journée. Il y en avait un par discipline, chacun apportant sa spécialité, mais aussi son caractère, ses manies, ses connaissances. En outre, changer de salle à chaque cours était aussi une bonne chose, ça évitait l’encroûtement dans la routine. Enfin, je crois que la beauté austère du lycée Charlemagne en faisait une incitation à l’étude. Les pierres vénérables des murs qui avaient abrité des communautés jésuites gardaient en elles comme le souvenir de la pensée, de la culture, de l’étude qui avaient fleuri ici… Et puis la cour était entièrement close par les bâtiments : aucune vue, aucune échappée vers le monde extérieur. On ne se sentait pas pour autant en prisonnier, mais au contraire enclos, comme préservés au sein d’un temple de l’étude. De ce fait, encouragé par cette ambiance, j’obtins, dès le premier trimestre de ma sixième, la première place en français ! Quel bonheur ! Et le bonheur, c’est comme le malheur, il n’arrive jamais seul. Mes parents reçurent une lettre : tous les premiers de la classe du trimestre étaient récompensés : on leur offrait un stylo Visor Pen !... Je ne sais pas du tout qui avait organisé cette récompense, je retiens seulement que j’en étais donc bénéficiaire. Un jeudi après-midi de décembre, je me revois avec ma mère, quelque part dans Paris. Une foule incroyable sur le trottoir où l’on faisait la queue ! Je fus très surpris ! Comment ça ? On était donc si nombreux à avoir été premiers en français ? Il faut croire que oui. On attendit longtemps, on piétina dans le froid de décembre, pour enfin accéder à une sorte de comptoir. Là, les parents présentaient le bulletin trimestriel de l’élève et l’élève lauréat recevait son Visor Pen. J’eus ainsi le plaisir de recevoir un stylo tout neuf, et pas n’importe lequel : un Visor Pen ! Il était alors très différent des autres, en ce sens qu’il bénéficiait d’une technologie résolument nouvelle. Tandis que les stylos de l’époque contenaient l’encre dans une sorte de simple réservoir, le Visor en contenait une sorte de mèche, de buvard, en sorte que l’encre n’étais pas stockée sous forme liquide, mais imbibée dans une colobe textile. L’avantage ? Très hardi pour l’époque, la réclame le proclamait dans les pages des magazines : « Visor Pen, le seul stylo qui ne fuit pas en avion » ! Un mot d’explication, pour ceux qi ne pigeraient pas pourquoi. C’est pourtant simple : dans un stylo ordinaire, au-dessus de l’encre, dans le réservoir, il y a de l’air au-dessus du niveau de l’encre ; en avion, du fait de l’altitude et de la différence de pression, l’air au dessus de l’encre se dilate… et fait sortir l’encre du stylo : on s’en fout plein le costard ! Mais dans le stylo Visor-Pen, pas de réservoir d’encre liquide, juste une mèche, comme une éponge  imbibée d’encre…  donc pas d’air au dessus, pas de pression, et pas de fuite en avion ! Génial ! Sauf que je ne prenais jamais l’avion. Seulement le métro. Et dans le métro, ça ne fuit pas, un stylo. Au pire ça s’enfuit entre les mains d’un pickpocket !

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    En classe quatrième, en 4ème B3 pour être précis, nous avions comme professeur de Français et de Latin Raymond Arveiller. Lorrain d’origine, agrégé de grammaire et latiniste distingué comme on disait alors, il était par ailleurs l’auteur d’un traité de versification. La poésie n’avait pas de secret pour lui, du moins sous l’angle technique. Et donc, dépassant le strict cadre du programme imposé, Arveiller, nous initia à la poésie, à la versification. Du coup il suscita certaines vocations et des élèves se mirent à rimer, versifier, ou simplement rimailler, chacun en fonction de son talent et de son inspiration, les deux n'étant pas forcément liés ! Et même il se créa un petit journal intitulé 101 RSA,  par abréviation de l’adresse officielle du lycée : 101 rue Saint-Antoine… Finalement, c’était toute une petite organisation : il fallait se réunir, collecter les articles, procéder à la mise en pages, imprimer la revue… Mais je ne puis pas en dire plus dans ce petit article, car il ne me reste aucun exemplaire du petit journal, dans lequel les élèves écrivaient des poèmes… Le temps et l’oubli sont passés par là !...

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    L’année scolaire 1960-1961, nous étions nombreux en classe de philosophie : 47 élèves entassés dans une classe ancienne du lycée, en amphithéâtre. Le sol montait en gradins depuis l’estrade professorale jusqu’à l’arrière de la salle. De longues tables en bois étaient fixées au sol par des pieds en fonte. Pas de chaises, mais de longs tabourets le long des tables, également fixés au sol… Pour diriger cette classe vénérable, nous avions plus qu’un prof, un agrégé de philosophie, auteur du cours de philo, en quatre tomes : Psychologie, Métaphysique, Morale, Logique et philosophie des sciences… Quatre pavés à ingurgiter avant de pouvoir prétendre décrocher le grade de « bachelier ès philosophie » ! Le professeur s’appelait Léon Meynard, et je garde en mémoire son enseignement de la philosophie, car il nous le dispensait avec une grande honnêteté intellectuelle.
     Certes, il nous avait avoué ses préférences ; elles n’allaient pas au marxisme, et Léon s’affirmait un spiritualiste convaincu. Mais jamais je ne l’ai entendu défendre un point de vue philosophique avec sectarisme. Jamais le ton de son cours n’était partisan : il présentait les différentes écoles de pensée avec un égal intérêt, montrant les objections faites aux différentes thèses en présence, nous laissant libres, les uns et les autres, de faire nos propres choix philosophiques : quelle remarquable leçon d’humanisme il nous donnait là ! Léon Meynard n’était pas un militant, mais un enseignant, et je ne saurais trouver plus bel hommage à sa mémoire… Le comble est qu’on ne s’en apercevait pas sur le moment, on se marrait à son cours, on chahutait ses propos ! Parfois, il intervenait quand on se disputait ; joignant les mains dans un geste œcuménique, il lançait : «  Cessez vos querelles, je voudrais que cette classe fût une classe d’amour et de compréhension mutuelle ! »… Mais on était jeunes, il n’est pire chose que la jeunesse pour la compréhension des choses… Et quand Meynard nous parlait du noumène, de l’être-en-soi, on entendait notre facétieux camarade murmurer : « et la cravate en soie ??!!! »… Notre professeur, qui affichait une vénérable calvitie, la dissimulait ordinairement par un chapeau ( on le voit sur la photo !)… Pendant la récréation, lorsqu’on le voyait passer, ça ne ratait jamais, ça fusait sur son passage : «  Chapeau, Léon !...Léon, chapeau !!... chapeau !... » C’était un rituel ! Dès qu’on voyait Meynard avec son couvre-chef, on criait « Chapeau ! »… Il ne répondait jamais, faisant celui qui n’entend rien. Un jour, le photographe de classe passa pendant l’heure du cours de philo. Naturellement, Léon Meynard serait sur la photo au milieu de ses élèves. Mais avant de quitter la classe pour poser dans la cour, Léon nous précisa : « Je vous préviens, je garderai mon chapeau pendant la séance de photo, alors je vous en prie, je ne veux pas entendre « chapeau » ! »... Personne ne répondit. Le photographe avait installé les bancs dans un coin de la cour. On prit place. Léon Meynard était au premier rang, le maître au milieu de ses disciples. Silence absolu, le photographe réglait le cadrage et la pose. Puis il appuya sur le déclencheur, et au même moment, on entendit une voix, une seule : « Chapeau ! »… Voilà pourquoi la photo est réussie : on sourit tous sur la photo ! Sauf Léon !... Mais aujourd’hui, 47 ans plus tard, c’est par respect et reconnaissance envers ce prof et son enseignement que, à mon tour et même si c’est trop tard… je lui tire mon chapeau !

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    C’est sans doute bizarre, mais c’est mon plus mauvais souvenir de lycée ! Mauvais ? Non, le mot est trop faible : épouvantable souvenir. Car dans « épouvantable » il y a épouvante, je m’explique : Un jour, au programme du lycée, on vit soudain apparaître le mot « Piscine ». Pour beaucoup ce fut un moment de joie. Mes camarades saluèrent avec enthousiasme cette nouveauté au programme. Pour moi, je fus d’emblée oppressé… L’eau, un élément d’une terrible ambivalence, l’eau source de vie, la vie sortie des océans, l’eau qui chante et ruisselle, le petit ruisseau où coassent des grenouilles, la pluie d’orage qui rafraîchit l’été trop lourd, la cascade qui murmure sur les rochers d’un sous-bois, oui  je sais tout ça, je le ressens et je l’éprouve… Mais il y a aussi l’eau massive, les profondeurs océanes, noires et terrifiantes, l’eau terrible dans sa poussée, qui écrase tout de sa force aveugle, c’est aussi ça, l’eau, avec les noyés qui flottent sur les fleuves, charognes pourries gonflées comme des outres… Le simple mot de sous-marin me serre la poitrine quand je l’imagine plongeant vers les abysses sans pouvoir remonter et s’écrasant sous la pression terrifiante des ténèbres de la mer… Ne parlons même pas du naufrage du Titanic qui me paralyse à sa seule vocation !... Pourtant, j’ai voulu essayer la piscine. Jouer le jeu.
    On a quitté le Lycée Charlemagne, en rangs, pour aller à pied jusqu’à la piscine, située rue de Pontoise, pas très loin du lycée, juste de l’autre côté de l’île Saint-Louis. Arrivés sur place, on est entrés dans le bâtiment. D’emblée, tout m’a déplu ! Il faisait là-dedans une sorte de chaleur moite d’humidité… Dès l’entrée, on était immédiatement saisi par une odeur âcre d’eau de javel, qui piquait le nez, la gorge, les yeux !... Et pour couronner le tout, il y avait une sorte de résonnance épouvantable, où les sons se répercutaient en des échos pénibles et très sonores… Je me suis déshabillé dans une cabine, puis le prof nous a fait descendre au bord du bassin… Que d’eau ! On voyait le fond tremblotant recouvert d’un carrelage bleu. L’eau clapotait sur les bords, s’engouffrant dans des grilles noires… Le prof nous demanda de descendre l’escalier qui plongeait dans l’eau, avec une mission simple : traverser le petit bassin en marchant, d’un bord à l’autre de la piscine. Quand je fus entièrement dans l’eau, je ressentis immédiatement cette poussée terrible de l’eau ; c’est incroyable, il fallut que je fasse un effort pour dilater mes poumons… J’étais noué, bloqué, horrifié. Mais je suivis mes camarades, surpris de les voir avancer comme si de rien n’était, et même ils étaient même contents !... On ne fit pas grand-chose d’autre ce jour-là, ni les semaines suivantes. Mais quelques semaines plus tard, on nous parla de plonger…Je regardai la longue planche s’avançant au-dessus des flots, je vis le prof plonger, s’engloutir !... non jamais ça, jamais !
     La semaine suivante, une seule solution : après m’être présenté au pointage des présents, je courus me réfugier dans ma cabine, avec un bon livre pour passer le temps. J’avais bien demandé aux copains de ne pas signaler mon absence, surtout pas ! Certes, le prof, pour vérifier, passait dans toutes les cabines, mais heureusement il n’y entrait pas. Il se contentait de taper un ou deux coups sur la porte en jetant un coup d’oeil à l’intérieur par l’œilleton de contrôle. Dans ma cabine, il ne voyait personne, et pour cause : dès que j’entendais le prof approcher, je m’aplatissais au sol,   accroupi et recroquevillé tout en bas contre la porte ! Il ne me voyait pas ! J’ai donc passé mes cours de natation bien au sec, dans une cabine de la piscine de Pontoise, à bouquiner blotti dans un coin ! Je ne sais pas nager, évidemment !... Mais je sais lire, on ne peut pas tout avoir ni tout réussir !...

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