•  

    Quand je sortais du lycée après les cours, je traversais le terrain vague qui se trouvait alors devant l’Hôtel de Sens, pour aller jusqu’au métro Pont Marie. Direction la maison, à Ivry… Je n’avais guère le loisir de traîner dans le quartier Saint-Paul, et même je n’en avais pas envie. Il se disait en effet de bien curieuses choses… Les copains qui habitaient dans le quartier racontaient en effet qu’un étrange individu rôdait. Nul ne pouvait dire qui il était, ni ce qu’il faisait. Simplement on le surnommait le schizophrène. En fait, ceux qui l’avaient croisé se demandaient s’ils avaient affaire à un homme, ou à un fantôme, un être mystérieusement surgi d’une autre époque, d’un autre siècle. Ils en faisaient une description assez effrayante : il était grand, d’une corpulence athlétique et portait des vêtements d’un autre âge…Les copains parlaient d’un habillement de postillon, avec une veste à multiples boutons dorés et épaulettes, un haut chapeau noir et de hautes bottes de cuir, noires également par-dessus un pantalon de drap. Il avançait d’un pas inébranlable, le regard fixe, droit devant lui dans le quartier Saint-Paul. Mais le plus effrayant était qu’il tenait à la main un gourdin, ou une forte canne qu’il agitait parfois sur son passage… En écoutant les copains en parler, je me suis demandé si ce n’était pas une blague qu’ils me faisaient… Alors, surmontant mon appréhension, je fis plusieurs fois des balades dans le quartier, autour du lycée, rue saint-Antoine, rue de Turenne, rue de Sévigné… Mais je n’ai jamais rencontré le « schizophrène »… D’ailleurs plus personne n’en parlait. J’ai fini par l’oublier : c’était sans doute une histoire inventée ! Et puis un jour, plusieurs années après avoir quitté le lycée, et passant un jour dans le quartier…je l’ai vu ! C’était bien lui, tel que les copains l’avaient décrit : le regard fixe et fiévreux, une tenue de postillon, chapeau et bottes, un gourdin à la main…. Il s’est perdu dans la foule…avant de se perdre un jour, depuis longtemps sans doute, dans la nuit des temps…

    1 commentaire
  •  

    Mon entrée au lycée Charlemagne fut un événement ! La chose n’était pas si banale en 1954, et il m’avait fallu pour cela passer le concours d’entrée en sixième… Dans la rue Ferdinand Roussel, parmi les dix-huit familles qui y vivaient, nous étions seulement deux lycéens : mon voisin Jean Gazin, au lycée Lakanal de Sceaux, et moi, au lycée Charlemagne… Ce privilège me donnait le droit de prendre le métro tous les jours : vingt minutes de trajet de la Mairie d’Ivry à la station Pont Marie… tout seul comme un grand ! Mais il n’était pas question de faire ce trajet quatre fois par jour : juste une fois le matin, et le soir pour rentrer à la maison après les cours… De ce fait, je me retrouvai demi-pensionnaire… C’était cher : 15 000 francs par trimestre, que mon père me remettait sous la forme d’un chèque que j’apportais au lycée… Pour ce prix, j’avais l’insigne honneur de déjeuner chaque midi au réfectoire. C’est le mot qu’on employait alors ; ni cantine, ni restaurant, encore moins self ! En fin de matinée donc, les élèves se répartissaient en deux catégories : les externes qui pouvaient sortir du lycée et déjeuner chez eux, et les demi-pensionnaires, qui n’avaient en aucun cas le droit de sortir. On rejoignait l’angle de la cour, à gauche de la sortie ? Une double porte était ouverte, et derrière, un escalier montait en tournant vers le réfectoire. C’est là qu’on se bousculait, qu’on attendait le moment… A croire qu’on était affamés, tellement on s’agglutinait !... Enfin, c’était l’heure : on entrait au réfectoire. Pas la moindre décoration dans cette salle austère. Une vaste pièce en longueur avec des murs clairs unis. Comme mobilier, de longues tables de marbre gris, alignées comme dans le réfectoire d’un couvent. Et de part et d’autre des tables, des bancs de bois. Sur les tables, les assiettes et les couverts étaient disposés, ainsi que la boisson : une carafe d’eau et une bouteille de bière. On s’installait. Les premiers arrivés en profitaient, juste avant de prendre place, pour secouer vigoureusement la bouteille de bière d’une table encore inoccupée : on rigolerait tout à l’heure quand elle serait débouchée, éclaboussant partout  !... Le service pouvait commencer ; on nous apportait les plats, jamais servis dans de la porcelaine ou de la faïence, mais dans des soupières ou des plats en inox… Il y avait des choses que je n’aimais pas, le rosbif en particulier, servi avec des haricots verts, une horreur ! Ce jour-là, je me rattrapais sur le dessert. Ce que j’aimais le plus au réfectoire du lycée Charlemagne : la choucroute, dont je me régalais d’autant plus que les copains, pour la plupart, délaissaient la choucroute elle-même pour les pommes de terre qui les accompagnaient. Je faisais donc des échanges fructueux, cédant mes pommes de terre contre de la choucroute ! J’adorais aussi la crème anglaise. Elle n’était pas servie individuellement, mais comme toujours dans un saladier en inox… Pour digérer, on avait ensuite une longue récréation, occasion de jouer, de bavarder… Je me rappelle qu’une année, en cinquième, je distrayais tout un groupe de copains en leur racontant une histoire - évidemment loufoque - mettant en scène nos profs… Chaque jour j’improvisais des épisodes nouveaux, tournant en dérision Lamoine le prof d’Histoire-Géo ou Offner le prof de français et de latin ! Je n’ai pas gardé la moindre trace de ce chef-d’œuvre en forme de saga, qui s’est perdu comme se perdent les œuvres de tradition orale ! Mais je me demande encore aujourd’hui comment je faisais pour trouver les éléments d’une telle histoire, où je trouvais cette créativité, cette inventivité immédiate de l’improvisation ! J’en serais bien incapable aujourd’hui ! C’est un privilège de jeunesse que j’ai perdu. Eh oui, on vieillit !...
     

    votre commentaire
  •  

    L’ennui, dans un lycée dont la double vocation est à la fois littéraire et mathématique, c’est que l’on a une fâcheuse tendance à mépriser les matières jugées secondaires, telles le dessin, la musique… Je le regrette profondément aujourd’hui, car avec les années, l’expérience que donne le recul du temps, il me semble que l’humanisme ne passe pas seulement par le latin, le grec et les Lettres, ni la maîtrise des mathématiques, mais aussi par ce que nous apportent les arts ; car le dessin, la peinture, la musique, sont immédiatement perceptibles et accessibles. Point besoin d’un alphabet à maîtriser, ni d’une syntaxe rigoureuse pour être transporté par la peinture, ou touché par de la musique ; les arts parlent au cœur… Ce n’est pas pour rien que, selon la sagesse des nations, la musique adoucit les mœurs. Mais bon, quand on est en cinquième ou en quatrième, on se fiche bien de ça ! Et donc, je chahutais souvent pendant les cours de musique ou de dessin. Un jour que j’avais sans doute passé les bornes, le prof de dessin me flanqua à la porte de la classe ; je fus fermement prié d’aller dans la cour, et d’y rester jusqu’à nouvel ordre. J’y allai, avec tout de même au fond de moi une petite angoisse : pourvu que le surveillant général ne passe pas dans le coin ! Il me demanderait évidemment ce que je faisais là, et je serais bon pour deux heures de colle, sans compter l’ambiance familiale à la maison, la double peine, quoi  !... Dans la cour il faisait bon, et juste comme j’y étais, la porte du gymnase s’ouvrit de l’autre côté de la cour, juste en face de la classe de dessin. Je vis sortir un élève et le professeur d’escrime. Le spectacle me fit oublier ma mise à l’écart. C’était magnifique, ce cours d’escrime. Le professeur et l’élève étaient revêtus d’une tenue entièrement blanche. Ils tenaient chacun sous leur bras une sorte de casque : c’était en fait un masque de protection, fait d’un grillage fin et sombre. Le maître et l’élève s’éloignèrent l’un de l’autre, évoluant avec élégance sous le préau. Mieux qu’une démarche, c’était un ballet, tant ils évoluaient avec grâce. Puis avec un parfait ensemble, ils se firent face, et mirent chacun sur leur visage le masque grillagé. Ensuite chacun prit son épée, la porta à la verticale devant son visage, puis s’immobilisa un instant au garde-à-vous : salut à l’adversaire avant le duel ! Quelle élégance et quelle classe !  Pendant ce temps là, mes copains… s’escrimaient à leur façon, sans épée mais avec un pinceau, à reproduire « Le Fifre » de Manet… Moi, j’étais dehors, exclu, mais  il y a du positif dans les choses négatives : j’avais certes été puni, mais grâce à cela, j’avais pu assister aux évolutions de deux escrimeurs, j’avais appris quelque chose que je ne connaissais pas, rien qu’on observant ce qui se passait autour de moi... C’est aussi ça, la culture : ce n’est pas seulement ce qu’on apprend par cœur dans les livres et ce qu’on écoute dans les salles de classe, mais aussi ce que l’on cueille soi-même, de ci de là, les yeux ouverts et l’esprit en alerte, en cheminant sur les chemins du monde.

    votre commentaire
  •  

    Au lycée Charlemagne, nous avions une tenue de sport aux couleurs du lycée : Short bleu et maillot rouge. C’étaient aussi les couleurs de la ville de Paris : normal, puisque le lycée Charlemagne, à deux pas de l’île de la Cité est au cœur même de Paris… Cela étant, je n’ai jamais porté très haut ces couleurs, ne m’étant jamais montré sportif. Dans ce domaine, je faisais juste ce qu’il fallait, c’est-à-dire pas grand-chose, mais suffisamment tout de même pour avoir des notes correctes et ne pas trop me faire remarquer… Le cours de gym, c’était pas mon truc. Le pire, c’est qu’on y avait droit même dans les mois d’hiver. Il y avait au lycée un gymnase fermé et chauffé, équipé de nombreux instruments de torture : cheval d’arçon, barres murales, cordes lisses, tapis de sol, barre fixe. Là, ça pouvait encore aller. Mais la plupart du temps, on allait sur le stade : en fait un terrain de sport qui se trouvait juste à l’extérieur du gymnase, le long des vestiges de la muraille de Philippe-Auguste qui longe le lycée, du côté de la rue des Jardins Saint-Paul. En fait, on traversait l’épaisseur de la muraille, et on se retrouvait sous la gifle glacée du vent ! L’horreur ! On nous faisait courir tout autour du stade… On faisait aussi du saut en hauteur et du saut en longueur… Alors parfois, pour éviter de me les geler sur le stade, j’inventais la classique excuse : « J’ai oublié ma tenue de sport ! »… On pouvait user de ce subterfuge, mais non abuser. Moi je prétextais l’oubli de mon short et de mon maillot les jours de froidure… Du coup, le prof de gym me punissait en m’envoyant en permanence, avec un devoir à faire ! En réalité, je bénissais cette punition qui n’en était pas une ! Car plutôt que de souffrir du froid, je me retrouvais bien au chaud dans la salle de permanence… Il faut dire aussi que, si j’oubliais parfois ma tenue de sport, je n’étais pas le seul, et en ce domaine l’exemple venait du maître ! Un de nos profs de gym faisait cours en costume ! La gym en costard, je n’aurais jamais cru ça possible ! Mais à Charlemagne, ça existait ! Et donc on voyait sur le stade notre prof en costume sombre, avec sur la tête un chapeau noir. Il évoluait ainsi, ce qui ne l’empêchait pas de nous faire des démonstrations sportives, courant en costard pour faire un superbe saut en ciseau au-dessus de la corde ! Ou encore lançant le poids, toujours en costume et chapeau ! A défaut des Jeux olympiques, ce prof de gym hors normes aurait mérité, au moins, de figurer dans le Livre Guiness des records ! Car en son genre, c’était un champion !...

    2 commentaires
  •  

     

     

    En seconde, j’ai eu comme professeur Guy de La Boissière, un fin lettré d’une remarquable culture ; Guerre ou accident, il avait le bras gauche amputé au niveau du coude. Le bras droit avait été atteint également, car, pour le soulever lorsqu’il écrivait au tableau, il utilisait le moignon de son bras gauche en soutien du bras droit ! Quand nous perturbions la classe, ne fût-ce qu’en bavardant, il avait un truc à lui, un truc horrible pour calmer le bavard : il descendait de l’estrade, grimpait dans les marches de l’amphithéâtre, se postait à côté du perturbateur et lui passait plusieurs fois son moignon dans les cheveux ! On rentrait la tête dans les épaules, on frémissait sous ce moignon qui vous caressait la tête… Effet garanti ! En même temps, il disait : « Alors ? un peu bavard, un peu distrait ???... »…Puis il retournait à son estrade et le cours reprenait… Un jour, alors que j’avais encore bavardé plus qu’il n’eût fallu avec mon voisin Eric Maisani, et après avoir subi une fois de plus le supplice du moignon, le prof me lança un défi : «  Lasnier, vous parlez trop pendant mon cours, et d’ailleurs, votre bavard ami a été mieux classé que vous en thème latin… Je vous propose donc ceci, c’est un pari : si vous continuez à bavarder, je parie que vous serez encore classé derrière lui ! Mais si je perds mon pari, je vous ferai un cadeau ! Etes-vous prêt à relever ce défi ?... » J’étais prêt ! Je relevai le défi, pari tenu ! Un mois plus tard, je fus classé 4ème en thème latin, et mon ami Eric était classé derrière moi ! J’avais relevé le défi et mon prof, Guy de la Boissière avait perdu le sien. La semaine suivante, le prof me pria de rester après la classe. Il me remit un « petit classique Hachette » : Les pages choisies de Georges Duhamel. Il n’avait pas choisi ce titre au hasard. Ce petit bouquin avait en effet été préfacé par Olivier Maisani, professeur de Lettres et père de mon copain Eric !... Et il avait bien fait les choses : le fascicule comportait à mon intention une triple dédicace : celle de mon professeur, celle d’Olivier Maisani, et celle, prestigieuse à mes yeux, de Georges Duhamel ! C’était en mars 1959… Aujourd’hui, alors que l’année 2008 est près de s’achever, il est toujours dans ma bibliothèque, le petit classique de Duhamel. Avec, pour moi, ces trois dédicaces que je reproduis ci-dessous, et que je lis encore, parfois, sur les pages dont le papier a un peu jauni…


    3 commentaires